Colóquio-Artes, nr. 36
March, 1978
This text is available in Portuguese and French.
French translation and editing by Gérard Leroux.
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Apparemment, les diverses techniques de poésie concrète et expérimentale, depuis les "paroles en liberté" des futuristes jusqu' à la pratique dada, aux lettristes, sans oublier les explorations phoniques d'un Roy Hart, n'ont pas correspondu, comme certains le pensaient, à une valorisation générique de l’image (autonome et reine en termes de société de consommation) mais à une illumination du silence. Nous disons illumination, comme nous le dirions exactement de tous les commencements vrais: donner la lumière. Cette réduction-illumination est un fait essentiel de la connaissance et de la connaissance esthétique, elle correspond à la rupture, à la coupure épistémologique qui ouvre un nouveau monde. Elle survient en même temps que la découverte et la confirmation du silence en musique (John Cage), et celle de la génération du vide visuel (Malevitch, etc.)... Grosso modo, cette découverte ou vérification correspond à une certaine valorisation du dialogue ininterrompu, de l'oralité comme fondement d'un tissu dont la garantie est précisément le silence. Non seulement les "dialogues" qui en nombre indéfini et innombrables se poursuivent entre les gens et les gens et les choses… Mais surtout un dialogue plus compromettant et généralement inconnu, dont l'existence colle à l'être avec l'évidence de la mort quotidienne: et dont l'évidence la plus solaire est la nécessité de l'ouverture, la possibilité de découvrir et d'inventer. On pourrait fonder cette idée du silence avec celle de l'amour; cette nécessité-désir de supprimer la limite, transgression et assassinat rituel du quotidien avec un engagement érotico-mondain-spirituel ... Résumons: silence-mort-amour, ce qui, en partie, correspond à une profonde intuition romantique.
Ana Hatherly savait-elle que, un an après avoir publié son alphabet structural (1967), Étiemble exposait, dans une conférence (publiée seulement en 1973) une proposition de vocabulaire très semblable à la sienne? Que, avant ses symboliques affiches déchirées de l'"Alternative Zéro", il y avait déjà eu toute une école de déchireurs d'affiches ? Aucune importance. Au contraire, son cas est – je le répète – exemplaire. Ana est un Paradigme! Et disons toute de suite que ces comparaisons sont, en général, superficielles et provinciales... C’est cette capacité d'écrire le silence qui définit le travail d’Ana Hatherly. Cela n'a rien à voir avec quoi que ce soit. Et où peut-on le voir mieux que dans la cohérence, dans la patience de tout un travail, de toute une vie?
... Il est opportun de rappeler ici; les happenings dont Ana fut co-auteur: Concert et audition pictorique en 1965, la Conférence-objet en 1967... Ana Hatherly: un art politique. Surtout parce qu'il résulte d'un travail sur l'écriture, que ce travail ait pour point de départ les caractères chinois archaïques, les affiches déchirées de Lisbonne ou… les événements politiques des rues des villes portugaises. L’écriture est toujours un acte politique: la conscience de la parole perdue, la parole promise. (Je parle d'amour, je ne parle pas autre chose. Cette conscience-mémoire est érotique. La parole promise est celle que j'attends depuis si longtemps de l'ami, de l'amie. Parole ou caresse, elle a besoin de maison, de ville: d'abri, de coquille, de barque. En un mot, cette espérance érotique est politique. Je désire cette parole, cette caresse. Désir et révolution se confondent. La ville doit exister avec ses rues aimables, ses détours de paix, ses ombres susurrantes. Là, enfin, nous ferons l'amour. D'ici là, je t'écris, amour, la révolution.
Beaucoup de gens confondent politique, politisation avec la conscience du parti pris -sans doute également nécessaire. Mais c'est confondre tout. Parce que se décider pour le Parti étant la décision courageuse pour le mot d'ordre, est aussi le sacrifice de la douleur. Prendre parti est déjà du domaine de l'action. De la joie – qui est la chose de la vie la plus sérieuse –, bien entendu. Mais il y a des gens qui ont une conscience lucide et qui n'ont pas encore réussi de prendre parti – ce qui doit être la chose la plus sérieuse de la mort. Et il y a encore la Naïveté.
Le cri (l’action politique) et l’écriture, vicaires de la parole, se situent ainsi au pôle de l'ordre et du désordre, de la vie et de la mort... La paix n'est pas un cadeau, ni une construction, c'est une absence. Duchamp et Cage pouvaient n'être pas directement politiques; Maïakovski ne pouvait même pas cesser de prendre parti.
Entre l'illusion technologique et la reconnaissance de la servitude artisanale (des limitations, par exemple, du film réduit) la conscience et le désir des artistes portugais oscillent. Et non entre des traditions perdues et des imitations d'avant-gardes internationales.
Mais cette oscillation correspond à l'instauration dune écriture – et, naturellement, d'un langage, d'une pensée. Ce ne sont pas les ressemblances de l'écriture qui devraient préoccuper les chercheurs, mais les différences qui y surgissent. Originales, nécessaires et même politiques. Mais étudier les différences est beaucoup plus difficile que de révéler les ressemblances ou les phantasmes de ressemblance... Être politique, dans le cas d'Ana, oblige à changer de paragraphe. C'est une différence.
Que les dilacérations d'Ana, les toiles ou les papiers déchirés, ou les murs ready-made, ressemblent à ce qui s'est déjà fait ailleurs, quelle importance? Les apparences sont illusoires, et d'une certaine façon, c'est d'une réduction au zéro de nos mensonges qu'il s’agit. Un quelconque philosophe de l’Antiquité a dit que Dieu, pour créer le monde, fut obligé de se mentir à soi-même. Bien sûr. Nous aussi, si nous voulons créer notre monde. Mériter le Zéro. Assumer la responsabilité du désordre.