René Gilson, Cahiers du Cinéma, nr. 181
August, 1966
En marge du festival de Venise 1963, un petit homme brun présenta à la fois modestement et fièrement, en franc-tireur courageux, dans une salle louée à ses frais, un film hors-la-loi comme l'était, dans les mêmes circonstances, Pelle Viva de Giuseppe Fina. L'un et l'autre film ont fini par être révélés aux cinéphiles parisiens cette année, après avoir été inscrits au catalogue des Fédérations de Ciné-Clubs. Quelques animateurs de la F.F.C.C. connaissaient d'ailleurs l'auteur de Dom Roberto – depuis plus de dix ans, depuis ce temps où Ernesto de Souza était souvent, avec d'autres critiques étrangers comme Delvaux, I'hôte des stages de Marly. Souza avait alors fondé une revue de cinéma, Image, et il savait quel long et patient combat il lui faudrait livrer pour réaliser un jour, chez lui, un film comme savait quelle serait sa propre patience, Delvaux qui nous montrait alors les petits films que réalisaient en 16 mm, sous sa direction, ses élèves de lycée. Aujourd'hui, six ans après ces rencontres de Marly, nous voyons les films de Souza et Delvaux.
Dom Roberto a été produit en coopérative. Avec un budget de 17 millions d'anciens francs, des acteurs non professionnels, avec toute sa ferveur et son énergie, Ernesto de Souza a fait son film. Son personnage, Joao, est montreur de marionnettes mais les enfants lui donnent le nom même du guignol portugais, Dom Roberto. João est un artiste de quartier pauvre, un amuseur d'enfants pauvres. II est lui-même très pauvre et pour cela est chassé de sa chambre. Mais le dénuement, la détresse de Maria sont encore plus grands. Elle non plus n'a pas de toit, ni de travail. João la rencontre, la sauve du suicide. Ils vont survivre d'abord, puis vivre l'un près de l'autre, João désire bientôt secrètement, pudiquement, que ce soit l'un avec l'autre. Ils ont trouvé un refuge précaire dans une maison vide qui doit être abattue par des constructeurs. Ils s'y font une hutte en pleine ville, en pleine civilisation. La fin ne sera ni heureuse ni malheureuse, ils survivent. Mais le film de Souza n'est pas une histoire d'amour et de misère, c'est un film de tendresse humaine et de courage, un visage de bonté. De Souza est un homme de culture, et de grande culture cinématographique, et son film est une oeuvre d'artisan et de poète au coeur et à l'esprit libres et ouverts. Il a évité tous les pièges: le misérabilisme, le populisme, la sentimentalité, le réquisitoire social, le folklore. Ce n'est pas une histoire de misère mais un film sur la pauvreté. C'est très rare. Ce n'est pas une pauvreté de conte de fée, ni une pauvreté de bohème, d'artiste famélique, ni une pauvreté toute simple dont on ferait vertu franciscaine, c'est la pauvreté d'un humble portugais, sans plus.
João est un personnage de miracle médiéval, un théophile, faiseur de tours ou montreur de marionnettes, mais sans aura qui veuille poétiser. Dom Roberto c'est guignol, ce n'est pas une marionnette de cabaret rive gauche ou de tournées culturelles. Pour être aujourd'hui au Portugal, montreur de marionnettes populaires, au lieu de vendre des cigarettes américaines au marché noir ou de passer clandestinement les Pyrénées pour échouer entre un bidonville français et un chantier de travaux publics, il faut être un peu illuminé, candide, il faut se mouvoir toujours à quelques centimètres au-dessus du sol, être moralement funambule. C'est ce que Souza a fait voir avec tant de tact, de mesure, de retenue. Ce tact, cette retenue sont autant qualités de son personnage. Ce n'est pas la timidité qui retient João devant cette jeune fille qu'il se met à aimer et dont il voudrait faire sa compagne, c'est un sentiment ancien sinon perdu, de courtoisie et de respect, qui jamais ne prête ni au rire, ni à l'attendrissement. Le film est contemplatif, mais il n'étire pas sa durée, il ne prolonge aucun instant, mais ces instants s'écoulent lentement, qu'il s'agisse d'influences directes, ni même de la part de Souza, d'un hommage ou d'un salut à Bresson ou à Rossellini. C'est nous qui saluons par là, Ernesto de Souza et qui rendons hommage à l'honnêteté, à la luminosité, à l'aloi de son talent.